1er décembre
J'ouvre la radio
Tilleul
Myosotis
L'état d'esprit du petit garçon qui entrait avec des souliers vernis dans une pendule de 1914, chez l'oncle au milieu des betteraves.
Les vaches sont en rang sur un seul cul.
Au grenier, les mâles dans leur cadre, la robe de mariée.
Dans la petite cave sous l'escalier, le frigidaire dévalisé,
Les friscos, les petits sachets de chips au paprika.
Je sais pas, c'est la musique, les mots, ce qui traîne dans l'air, ce qui s'évapore de moi.
Je referme la radio.
Elle m'a donné envie.
Hier, j'ai mis mes chaussons en caoutchouc et je suis allé dans le jardin. Sous mes pas, la terre suinte des petites bouches à salive.
Ca siffle comme dans la bouche des enfants qui chantent en faisant des bulles à salive.
Lu devant le tableau de bord des boutons de sonnette des habitants de la tour Kennedy, très tard
2 décembre
Les jours sont des tunnels de choses à faire.
Ceux qui sont arrêtés sont dans le chemin.
Dix, vingt, cent émotions ne trouvent plus d'énergie pour être dites.
On ne digère rien.
Nous sommes un des tunnels des choses à faire.
Hier j'ai fait le calcul.
Cela fait maintenant dix-sept ans que j'ai décidé de reprendre de l'anglais au cours du soir et vingt-six que je me dis, au début de septembre, que je dois me remettre à un sport de combat, un art martial.
Lu sur le parking du FOREM (ANPE), 15 heures
3 décembre
« Haut », « Bas », « Fragile ».
Sur les caisses de mon enfance, des tags rouges ou noirs forment un verre vide, une flèche vers le haut, une flèche vers le bas. Je suis à quatre ans, à quatre pattes entre les buildings sur le parquet. Je lance ma voiture lourde, celle qui va bien, dans les pièces vides entre les buildings en carton tagués de verre vide et de flèches qui vont vers le haut et vers le bas. Elle part loin.
Hier je téléphone à Brim. Nous parlons un peu courbés. Nous sommes dans la négociation du tournant des hommes de quarante ans.
« Je reprends tout à zéro. Et toi ?
- Moi aussi.
- Comment ça va ton nouveau travail ?
- Ben écoute, passer de la direction d'une fabrique de cornichons et oignons pendant quinze ans à un home pour vieux, c'est plus qu'un tournant, c'est une épingle à cheveux. »
Aux États-Unis, un homme ou une femme changera au moins trois à quatre fois de travail, d'orientation et de région dans sa vie de travailleur. C'est une statistique. Ils seront très rares ceux qui vont faire leur carrière dans un seul lieu et dans un seul secteur.
« Comment ça c'est passé aujourd'hui ?
- Aujourd'hui, on m'a confié la vieille Mado. Chez nous, quand on dit "la vieille", c'est que vraiment c'est vieux, c'est hors-concours. Plus personne ne veut l'approcher. Quand il n'y a pas de nouveau ou de stagiaire, le personnel y va en râlant.
« Mado est seule dans sa chambre. Elle ne veut personne avec elle et personne ne veut être dans la même chambre qu'elle. Il y a longtemps qu'elle ne sait plus manger par ses propres moyens. Et il y a presque aussi longtemps qu'elle n'accepte plus la nourriture qu'on lui donne. Elle préfère utiliser l'heure du repas à la résistance. Elle résiste contre toute une société qui veut la nourrir parce qu'elle ne peut pas la laisser mourir. Plutôt que d'en faire la fête, l'événement qu'en font la plupart des autres, Mado résiste.
« Tous les instants où les vieux sont approchés individuellement sont très importants.
« Le lever, les repas, les toilettes, les soins spécifiques, les visites et le coucher sont des moments très investis, très attendus par ces personnes qui n'attendent plus rien d'autre en dehors de la mort.
« Mais Mado, dont on m'a dit qu'elle fut une femme très forte, a décidé de ne rien accepter qui vienne de l'extérieur. C'est un os acariâtre, vindicatif, recouvert d'une peau trop grande et qui vous mord dès qu'elle peut. On sent alors deux gencives sans la moindre dent, vous pincer l'avant-bras en tremblant de rage ou deux longues mains squelettiques vous entrer des ongles cassants sous la peau. Dès que vous entrez dans sa chambre, la vieille dame vous lance un regard haineux d'une énergie étonnante.
« Je suis obligé de la nourrir de force. Nos deux corps ne sont qu'une danse, un entrelacs de malentendus, de raideurs et de mouvements contradictoires.
« Comme elle n'arrive pas à éviter ma nourriture, elle a décidé de ne plus rien laisser sortir.
J'imagine cette purée du troisième millénaire, ces pommes de terre primeurs prisonnières dans des intestins de 1910.
« Je suis donc obligé de la remplir par le haut et de la vider par le bas. Cette existence à la fois farouche et fragile est aussi dépendante de moi et de toute la société que je représente, qu'un nouveau-né ou qu'une plante verte dans un bureau. Cette existence, quel que soit son degré de fragilité, de dépendance, n'accepte aucune collaboration.
« C'est sa mort, c'est sa décrépitude et c'est à personne d'autre.
« Hier, je ne sais pourquoi, je lui ai fait une bise. J'ai eu l'impression d'embrasser un chat, d'une part à cause de cette moustache fine et longue et d'autre part pour cette impression d'entre-deux des chats, à la fois ultra présents et farouchement ailleurs. »
Lu devant la Maison des Jeunes du Thier, dehors (il fait froid et on rit)
4 décembre
Hier, Doro me raconte l'histoire d'une jeune femme stérile qui vient d'accoucher de son troisième enfant.
Tous les médecins qu'elle avait consultés étaient catégoriques : « Pour vous, les enfants en dehors de l'adoption sont impossibles.
« D'une part, vous ne pouvez pas en avoir et d'autre part, si par le plus grand des hasards vous tombiez enceinte, vous n'y survivriez pas. »
« Comment est-il l'enfant ?
- Il a sept mois. C'est un prématuré.
- Et alors ?
- Il est long », dit la grand-mère. Elle écarte deux mains, comme pour montrer la taille d'un poisson que l'on a soi-même sorti de l'eau.
Entre ces deux paumes qui se font face, les yeux de la femme semblent voir un ver de terre ou un orvet se tortiller dans la vase.
Lu au GB Contact devant la nourriture pour animaux, il n'y a personne, matin
5 décembre
Hier, je suis allé chercher une peinture pour payer Dany, un ami d'enfance devenu avocat.
Je suis allé chercher la peinture dans une ruche de cornichons et d'oignons.
Des Turcs travaillent dur.
Je descends les trois panneaux qui constituent l'œuvre de 1994. Elle n'a été vue qu'une seule fois. Une graisse noire recouvre le plexi. C'est un 99.
99 dessins dorment là sous une graisse noire. Je sors les trois panneaux d'un compost de sculptures,
de photos,
de pierres de sable en forme de thermos,
de cabanes en plastique blanc à l'extérieur et jaune dedans,
de cassettes vidéo d'oranges en yo-yo dans l'eau noire sous les ponts,
de toiles recouvertes de pastel sec rose sur soixante-dix mètres carrés pour dire que « le ton pastel est donné »,
de plumes blanches autour d'une photo de photo de l'orchestre à l'entrée du camp d'Auschwitz ,
de nids d'araignée,
de rats et
de cadavres de rat et d'éclats de rire lamé.
Lu devant les résistants en pierre, à l'angle du pont, des boulevards et du parc, entre chien et loup, il fait humide
6 décembre
Les platanes à l'entrée des villes ont gardé leur mentalité d'arbre, leur accent de plante.
Si on les laissait, ils reprendraient instantanément, et jusqu'à leur mort, toute la place que leur réservent le temps et l'espace.
Hier, j'ai réalisé que la 4ième n'enclenche plus.
Je dois passer de la 2ième à la 5ième et pour rétrograder, c'est pire, de la 5ième à la 2ième.
...Avec tous ces phares pressés derrière moi, toutes ces priorités...
Lu devant le feu, dans le fond du bois. Emile et Medjid cherchent après Doro et Adri
7 décembre
En Angleterre, une étude très sérieuse prétend qu'il est très bon pour le développement mental et intellectuel des enfants de croire en Saint Nicolas ou au Père Noël.
Loin d'être un mensonge, c'est une complicité des adultes avec l'univers de l'enfance. Plus tard, en apprenant l'amoureuse supercherie, ils pourront à travers cet exercice d'une douce désillusion, appréhender tous les autres désenchantements.
C'est l'amorce d'un rituel de quittement, une naissance vers la solitude, un entraînement pour survivre à l'inexistence de Dieu et ses miracles.
Hier, Emile a mis deux carottes, un verre d'eau plein à ras bord et une chaise pour Saint Nicolas et son âne.
Dorothée, qui n'a jamais laissé croire Adrien, chante « Merci, merci Saint Nicolas » avec Medjid, Adrien, Emile et moi.
En déballant son épée, Emile regarde la preuve de l'existence de Saint Nicolas dans un verre vide.
Toute la soirée, il demandait des carottes, des verres d'eau et des chaises pour l'arrivée du Père Noël.
Lu sur le parking de l'hôpital psychiatrique de Henri-Chapelle, 17 heures
8 décembre
Quelle violence va-t-il falloir se faire pour ne pas exploser ?
Hier, je suis allé voir mon frère.
L'humidité d'il y a encore quelques jours s'est transformée en féerie. Un vent du nord a tout rangé dans un corset de glace, une résille.
Un chiffon trempé, un fil barbelé dans une haie édentée, les brindilles sur les énormes moignons des saules têtards sont giflés par le gel et fardés de soleil.
Les arbres sont des lustres blancs accrochés au sol et pendent dans le ciel.
« Monsieur Moron, s'il vous plaît.
- Il est sorti, il marche, il tourne. Je l'ai vu passer, il y a à peine un instant. Vous savez qu'il est difficile à suivre. Allez voir à la cafétéria. »
Dans la cafétéria, tout le monde fume les cigarettes jusqu'au mégot. Tout le monde boit le café à peine sorti de la machine en se dandinant.
Marc est là dans ses pensées. Il nous voit, il est content. Et puis il s'assombrit. Il doit nous partager avec son délire. Il doit nous protéger et se protéger de nous. Il nous pose des questions précises sur ceux qui ne sont pas venus, les questions de quelqu'un qui aime, qui surveille et puis disparaît dans un regard absent. Une intense absence, un regard qui vous traverse pour écouter ce que disent les voix.
Lui n'aurait pas dit « les voix ». Ce sont ceux qui ne les entendent pas qui les ont appelées comme ça. Pour lui, ce sont chaque fois d'autres réalités qui l'empêchent et qu'il faut empêcher.
Et puis, il rechausse son regard et fait un sourire, comme si je venais d'arriver.
« Et tes peintures, que vas-tu faire avec tes peintures, maintenant que tu ne peux plus les stocker dans cette usine de cornichons et d'oignons ?
- Je ne sais pas. »
Il est inquiet.
« C'est inquiétant, c'est à cause des Anglais, ils sont trop blancs. »
Tout doit avoir une réponse, un milliard de réponses.
Mon frère n'est plus disponible à notre monde de devoir apporter des réponses par milliards.
C'est un travail harassant, une œuvre surhumaine.
L'arrivée d'une mouche dans le fond de la salle, les mots « Bande de Gaza » sortis d'une radio que personne n'entend sous le brouhaha, un homme qui fait du bruit avec sa bouche au moment où je dis « Et la nourriture ? » et la mère qui entre, portée par sa fille et son fils, pour boire le café léger dans la cafétéria, rien n'est indifférent.
Il n'est plus avec nous d'être concerné par tout.
Lu dans un colloque à l'hôtel Diamant, début d'après-midi
9 décembre
Hier, une directrice me dit :
« Pourrais-tu m'écrire, noir sur blanc, tes idées pour le développement culturel de l'association ? »
Le soir, je me mets au travail et je me vois écrire ce qui suit :
« Un jour non payé.
Un jour où notre pensée ne se vend pas.
Un jour comme on est
Après le travail,
A jouer avec le compost des choses à faire.
Un petit jardin de nos désirs tissés, un petit tesson de verre coloré devant l'éclipse des choses à faire.
Un petit hommage à notre pensée, bien plus ancienne que notre petit salaire.
On ne peut pas développer une politique culturelle de la jeunesse si on a peur de perdre son travail. Nous sommes mal payés, déconsidérés de n'avoir rien à vendre. Nous avons tellement de projets que personne n'attend et qu'il va falloir en imposer comme des grands. Nous avons tellement de projets qui ne sont fondés sur rien. Penser une culture, c'est tellement énorme. Penser une transmission culturelle vers les plus jeunes, c'est tellement énorme. Penser aux pratiques qui vont accoucher la culture des jeunes, c'est tellement ambitieux que cela en devient presque ridicule.
Il faut, me semble-t-il, partir d'une toute petite liberté, il faut se fabriquer une toute petite fondation et partir en étoile dans un monde de stars.
Il faut partir de ce qui nous appartient, notre temps en dehors de tout salaire, de tout mandat, de toute fonction.
Il faut d'abord se délester au maximum, s'alléger et se rencontrer pour échanger nos désirs sur un même sol. Un sol sans argent, sans mobile, sans plan ; fonder notre action ; lui faire des racines avec ce qui est. Alléger le terrain des choses crues avec la parole des derniers arrivés.
Il faut écrire cette politique culturelle avec tous ceux qui veulent bien accueillir la jeunesse sur le sol, le no man's land d'un jour non payé, d'un jour que l'on ne récupérera pas.
Il ne s'agit pas de bénévolat, il s'agit plutôt, pour ce qui nous concerne, de répondre à la volonté farouche qui grandit en nous de ne rien penser ni devoir a priori. Il s'agit d'insécuriser le sécuritaire par notre qualité d'accueil, par notre présence seule. »
Lu rue du Plan incliné, sur le chantier, le jour se lève
10 décembre
Hier, je suis allé voir l'exposition de Selçuk Mutlu.
En parlant avec Lino Polegato, nous évoquons l'expo qui doit avoir lieu à Paris en janvier et dans laquelle tous les textes qui constituent cet ouvrage vont être diffusés grâce à un CD audio.
Je vais lire les textes du mieux que je peux et tout diffuser dans un cube de 2,50 m sur 2,50 m.
« Tu vois, l'idéal aurait été que le son soit diffusé dans tout l'espace. Le cube blanc, c'est un comble. Mais tu vois, je ne veux pas que les autres soient pollués par mon son. Dans le cube, il y aura des bancs, les gens peuvent écouter assis en se faisant face. »
- C'est pas ce que tu devrais faire : prends une roulotte et tu te mets devant Beaubourg sur la dalle, t'aurais Libération ou tu diffuses ton texte dans le bus et tous les transports en commun en général. Ton texte lu, ce chant, doit circuler, doit être diffusé le plus légèrement possible, envoie-le dans les canalisations, toutes les canalisations, les haut-parleurs de la ville, les égouts, les souterrains, ...
- Tu a raison, totalement raison...
- Tu vois, tu as un potentiel, mais tu dois cibler ton action.
- C'est marrant que tu me dises ça, Enrico Lunghi m'a déjà fait cette remarque, d'une autre manière, mais cela avait à voir avec la visibilité de mon action, il y a déjà très longtemps de cela.
« Mais tu vois Lino, je me suis tellement déplacé ces trois dernière années que je n'ai plus envie de faire des efforts pour me rendre visible, pour créer le cadre, la stratégie ad hoc. Le texte est là, il existe, ma raison d'être dans l'art se situe dans l'envie de vivre une aventure, de marcher de plain-pied dans l'œuvre. Ces textes, je les ai déjà lus directement, du producteur au consommateur, sans prévenir, tous les jours, un après l'autre. Demain, je parlerai peut-être de notre rencontre à Namur.
« Le problème de la contemplation, que l'on appelle à l'heure actuelle la visibilité, ou l'effort qu'il faut investir pour trouver du public ou de la cible, est une énergie dont j'ai besoin.
« Le temps se raccourcit. Je suis de plus en plus pauvre en temps. Cette conscience très claire que je ne pourrai pas faire le tour de ce qui m'apparaît de l'intérieur crée une radicalité.
Qu'est-ce que je vais appuyer, sur quoi vais-je m'attarder, à quoi vais-je perdre mon temps sans compter, avant la disparition de ma petite personne, de mon petit personnage ?
« Mais t'as raison, je te promets de faire quelque chose dans le sens où tu l'entends. Je ne peux pas lire mon texte dans une camionnette qui sillonne les rues de Paris avec des haut-parleurs. Mais je vais lire l'ensemble des textes pendant neuf à dix heures d'affilée sur la dalle de Beaubourg.
- Tu devrais entrer dans le musée. C'est chez toi. Tu planques un diffuseur quelque part dans les collections pour que cette parole circule dans ce lieu consacré.
- Ma parole ne se conserve pas, c'est comme dans le sketch de Fernand Raynaud, je crois que c'est dans "le cantonnier", tu sais, le passage où il parle des airelles, de la délicatesse des airelles, de l'impossibilité de les transporter, qu'à Paris ils ne peuvent pas comprendre le goût qu'elles ont juste après les avoir cueillies.
« Par contre, s'il pleut ou s'il fait trop froid, il est possible que je prenne ma petite table et que je lise mes textes dans les sas d'entrée du bâtiment.
« Ciao Lino, tu es vraiment un sacré artiste, un mystère. Tu m'as beaucoup aidé à me situer. Je ne sais pas si je vais cibler mon action, mais je vais la situer, je vais lui penser une esthétique. Je ne vais peut-être pas la communiquer mais faire un peu plus d'efforts pour la transmettre clairement.
- Je viendrai te voir à Paris, je viendrai voir les autres aussi. »
Lu dans mon salon
11 décembre
Hier, je me suis épuisé pendant toute une journée à tenter de rendre séduisante l'idée qu'il fallait s'occuper de politique. Vous vous rendez compte, dire à notre époque, vers des adultes, qu'indépendamment de tout ce qui manque dans le secteur de la culture pour les jeunes, qu'avant tout c'est d'une conscience, une mentalité politique de première nécessité dont nous avons besoin.
Il faut oser.
C'est limite témoin de Jéhovah. En plus, tout ça se passait à Champion (près de Namur).
Nous ne sommes pas considérés, nous sommes sous-payés, le secteur est sous-financé, nous héritons, en germe, de l'ensemble des problèmes de société, violence, drogue, cloisonnement socio-économique, etc., nous faisons un métier à la con, la société n'accueille pas sa jeunesse en dehors du commerce et des grandes institutions.
Bon ben, que fait-on d'un animal qui remange sa progéniture ?
On le hait.
On le contre.
C'est très clair ne pas tenir compte de la jeunesse, la stigmatiser c'est contre-nature, notre position est claire : ce n'est pas nous qui faisons un métier à la con, ce ne sont pas les instituteurs, les professeurs, les pédagogues, les animateurs culturels, les scouts, qui sont ringards, c'est toute cette société dans son négationnisme de la relève, c'est tout un écho qui est con.
C'est simple, c'est simpliste, c'est peut-être à partir du positionnement clair de notre question que nous pourrons créer un bras politique transversal, un moyen de pression sur les décisions par défaut. Il nous est permis de vouloir revisiter les priorités de notre époque.
Etre animal culturel dans le secteur de la jeunesse, c'est un métier à la con et c'est pour ces raisons-là que nous avons toutes les raisons d'en être fiers, et même plus que fiers...
Nous sommes tenus pour quantité négligeable, et bien profitons-en pour devenir insécables.
Ne nous laissons plus couper en deux.
Cette façon moderne de nous encercler.
Lu dans mon salon
12 décembre
Doro joue du couteau avec les carottes.
Hors d'un frigo blême et de quelques substances emballées, elle va faire des légumes.
« On va faire des légumes. On a besoin de légumes, tu ne crois pas ? Tes carottes, tu les veux en soupe ou en légumes ? »
Je ne réponds pas et je lui demande qui est le journaliste de la culture au Soir ?
« Y s'appelle Wynants.
- Oui, non... son prénom ?
- Jean-Marie, c'est facile à retenir.
- Quoi, Jean-Marie Happart, le ministre ?
- Non, comme Jean-Marie Honney, c'est facile à retenir, c'est comme Jean-Marie Honney, mon beau-père.
- Quoi, Jean-Marie ? Jean m'a ri au nez ? C'est une blague, Jean m'a ri au nez ?
- Ben non, c'est la première fois qu'on me dit que "Jean-Marie Honney" peut devenir "Jean m'a ri au nez". »
Un peu plus tard, en rentrant dans la pièce, j'entends que Doro a mis la compil de musique africaine de la Fnac. Et je rentre dans la pièce au moment où les cœurs chantent, pleins de conviction.
oua ki
oua ki
oua ki lélé
ki lélé
oua ki lélé ki lélé
pouah qu'il est laid, pouah qu'il est laid
y a des jours comme ça.
J'ai trouvé ce verbe en Dante
Je l'ai trouvé nu comme un verbe al dente et qui ne me revient plus.
Lu dans la cuisine devant un public attérré (y'a des jours comme ça, absurdes et fiers de l'être)
13 décembre
La cohérence suivra.
« Ta femme, elle est voilée.
- Oui. Personne ne lui a demandé, c'est son intime conviction.
- Vous êtes en Belgique depuis combien de temps ?
...ça dépend... »
Ok, je dois faire un petit film, ça a à voir avec un musée. Je vais travailler à partir de l'impulsion de "La Famille Soler", le tableau acquis par la Ville de Liège grâce au collectionneur Graindorge qui a sauvé l'œuvre des griffes effaceuses de la loi sur l'art dégénéré.
J'ai l'impression que vous devez rentrer là-dedans.
L'histoire, c'est que j'ai copié le tableau de Picasso et que j'ai plaqué sur chaque visage rose le visage jaune d'un Japonais. Ils ont eux aussi une énorme réputation de collectionneurs.
Picasso, dans le bas de sa toile, dans un tableau très peint pour Picasso, cerne une partie du blanc de la toile par un trait de charbon en forme de lapin.
Plus tard dans une performance, il y a longtemps, ou plutôt un miracle parce que je n'en ai gardé aucune trace, je me suis demandé devant tout le monde si ce n'était pas Beuys de passage à Liège qui se serait emparé d'un lapin pour en faire un lièvre mort auquel il expliquerait l'histoire de l'art.
Il s'agit d'un devoir. Il s'agit de remettre les choses là où elles étaient. Et de placer une vraie famille qui ne collectionne rien devant le tableau, et de relâcher le lapin dans la peinture, la cohérence suivra.
Tu comprends ?
Je vais me renseigner.
Lu dans les hautes salles blanc cassé du Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain. Je suis seul, il est tôt
14 décembre
Hier, j'avais rendez-vous avec l'incroyablement douce et attentive Bénédicte Merland.
Elle était là pour me poser quelques questions, pour un tout petit article au bord d'un plus gros, en rapport avec l'expo du mois de janvier.
« Tu vois Bénédicte, je me suis installé dans une toute petite partie du temps, une région du temps qui n'existe presque plus dans le grand réseau de la communication des hommes vers l'homme.
« Hier.
« Il y a bien "l'Histoire" et ses lustres, les instants et leur flash, et une vague prévision du futur aux mains des experts.
« Mais hier, le jour avant aujourd'hui, n'existe plus.
« L'humanité est-elle atteinte du syndrome de Korsakov ?
« Hier est le premier jour d'un temps de recul.
- Tu parles toujours par métaphore. Crois-tu qu'on te comprenne mieux par ce biais-là ?
- Quand je veux être compris, je ne dis rien.
« J'aime tourner autour de ce que je veux nommer, décrire tout ce qu'il y a autour en laissant le soin à l'autre, quand ça marche, de nommer la chose qu'il nous faut pour être deux.
Faut faire attention, la folie n'est jamais loin. »
Nous avons parlé, Bénédicte et moi, pendant deux heures. De quoi faire déborder, comme le lait dans un tout petit caquelon, les contours de son petit article pour Lino.
Le nôtre, écrit à quatre mains, ne fut que pour nous deux dans les vitrines salies de soleil devant les rues, grises.
Lu dans la salle de bain en me rasant, 8 h 30
15 décembre
Hier, lorsque je suis rentré, Doro lisait les dix-huit pages bleu ciel des avocats de la partie adverse.
Nous sommes en litige avec des architectes autour de l'idée de maison.
Vous savez la maison, cet espace qui est la première chose que nous dessinons.
Nous nous traçons dans un énorme nombril. Le nombril, le cadre à travers lequel nous regardons de quoi nous nous sommes détachés, ce qu'il faut comprendre.
Nous dessinions des petites maisons avec boutons et zizi, une maison avec petit sentier jusqu'à la porte d'entrée plus quatre fenêtres avec rideaux, une maison qui brûle, une maison avec un arbre, une maison avec un petit chien et des tulipes.
Une maison dans laquelle il faut mettre tous ceux qui comptent, une maison qui a prévu un jardin d'hiver pour faire un sas de décompression entre la maison que nous sommes, de mouvement et d'inertie, et la jungle stricte, organisée ; qui te facilite le passage entre les pièges, les lagunes, les sables mouvants, les poisons connus, les orchidées fantômes.
On ne parle pas d'argent. Tu refais les maisons nombrils avec des professionnels. Ils te rassurent comme des mercenaires en tweed dans leur treillis de bonne éducation. Ils te proposent d'absorber toutes les difficultés. Ils te font entrer sans que tu t'en rendes compte dans la jungle stricte et organisée, d'autant plus stricte et organisée qu'elle ne cache rien, que tu n'avais qu'à le savoir.
Quelle étrange transformation de ton entre la manière dont les mercenaires en tweed parlaient des dessins de la maison et les dents pointues et serrées qu'ils chaussent pour faire une vilaine morsure parce que tu n'avais qu'à savoir.
Lu dans le grenier de mes parents (je cherche un livre), début de soirée
16 décembre
Hier, la fragilité précédait toute chose
le vide regagnait ses appartements en papier
tout était plat est illisible.
Le frigo
La chaudière,
le froid entre tous les rendez-vous de décembre
Le blues des poèmes adolescents fardés de nacre sous des yeux fragiles
la chaleur aux joues, déçue de ceux qui ne nous voient pas arriver
la chaleur ?
c'est les moments, seul
à laisser faire la confiture en soi
un foulard
Je suis allé au musée pour faire cette vidéo avec la famille Soler, je crois que la famille marocaine ne viendra pas.
Lu devant les bouteilles chez Aldi, midi
17 décembre
Hier, Doro me dit : « Harald Szeeman est en ville. Pendant que tu étais à cette AG, cette formalité qui t'a tant fatigué, je mangeais avec lui et quelques autres Liégeois qui se mêlent à l'organisation d'événements artistiques.
« J'ai voulu l'impliquer dans au moins deux projets à venir. Dans une vidéo que l'on pourrait mettre en fronton aux autres courtes vidéos d'artistes que nous allons éditer dans le cadre d'une plate-forme des arts contemporains et dans notre projet avec le Brésil.
« Il n'a rien voulu entendre. Si tu avais été avec moi, tu aurais pu le convaincre. Il reçoit au moins vingt propositions par jour. Il doit refuser et prendre à tour de bras dans le monde entier. Demain matin, il déjeune avec Lino Polegato à huit heures, viens avec moi. Il est à l'Holiday Inn. On va débarquer.
- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, gardons notre énergie pour autre chose.
- A midi, il m'invite à venir manger un sandwich avec Robert Stéphane. Viens avec moi à midi.
- Je suis sorti du champ de l'art ou du moins du monde de l'art. Je dois me concentrer sur ce que je fais. Chaque fois que je redescends dans le village de l'art, je prends un coup et j'ai mal. Ce n'est même pas que quelqu'un du village me frappe, non, mais je me cogne à quelque chose et j'ai mal pendant au moins vingt-quatre heures, parfois quarante-huit. C'est peut-être con mais c'est comme ça. Vingt-quatre, quarante-huit heures, c'est beaucoup de temps maintenant pour moi, j'en ai besoin.
« Qu'est-ce que tu attends de Szeeman ? Tu crois qu'il peut arranger quelque chose ? Peut-il te rendre plus heureuse, plus intelligente, plus éveillée.
- Il est là, c'est tout. Il a rencontré tout le monde. Il a beaucoup travaillé. Si toi tu lui parles, il voudra bien t'entendre. Tu le persuaderas. J'aimerais qu'il fasse cette vidéo, comme une espèce de préface à tout ce regain, ce renouveau qu'il faut à tout prix favoriser à Liège.
- Je suis très peu concerné. Si on mettait de la musique. Si je continuais la lecture de "Les pâtres de la nuit" de Jorge Amado, au lit dans les draps en pilou ? »
Doro, une fois de plus, m'a envoûté. Il est 8 h 32, je suis à l'Holiday Inn et Harald Szeeman n'y est pas. Je suis pris au jeu.
Je reviens m'asseoir devant Doro. Je lui dis : « Voilà, je suis allé à l'accueil. Il est dans la chambre avec Lino pour l'inteview. Il ne descendra pas.
Sur le côté gauche du comptoir, il y a un téléphone blanc. Tu fais 1974, tu te présentes et tu lui dis : "Je suis venue vous convaincre de faire une chose simple et légère". C'est tout. »
Elle revient à la table. Elle me dit, au milieu des rots sonores de quatre Coréens mangeant vite et beaucoup : « Il est effectivement dans sa chambre, allons-y ensemble.
- Ah non ! Vas-y sans moi. M'imposer dans un restaurant oui, mais dans sa chambre, ah non. »
Nous sommes devant le 1974.
Doro me présente, je vois qu'il ne comprend pas et me laisse entrer surpris.
Nous voici entre les dossiers, les photos en tas, les valises.
Doro lui repose les questions de la veille. Il lui dit : « Je vous ai déjà répondu hier. » Il cite une longue liste de choses à faire, Tokyo, Berlin, Londres, New York, etc. Janvier, février, mars, juin, etc. Beaucoup de travail, peu de délais.
Lino lui pose la question : « Mais ce sont des commandes ? » Il répond très longuement et intelligemment à la question. Le magnéto tourne. Je n'ai toujours rien dit. Je savais que ma présence n'apporterait rien, que je serais en trop.
La fenêtre est ouverte sur le froid du fleuve, qui coule comme du mercure. Il fume une longue cigarette bleu ciel devant sa chemise fuchsia.
Je m'entends lui dire : « Vous n'avez plus d'imprévu. En tant qu'artiste, je refuse d'être mis dans cette situation. C'est pour cela que je me suis déplacé, que je ne veux plus créer dans la sphère du monde de l'art.
« Je vais vous raconter une histoire.
« Nous sommes en Belgique, vous allez monter une exposition sur la Belgique visionnaire. Il y a quelques années, dans une commune de Bruxelles, on a kidnappé un bourgmestre.
- Oui je sais, j'en ai entendu parler.
- Non, pas celui-là, un autre, un qui s'est vraiment kidnappé lui-même. Le soir du jour où on l'a retrouvé, il est venu au balcon pour parler à la population. Il était fatigué, ébranlé, marqué, son discours était spontané, ému, recueilli, et la foule aussi. Au bout d'un moment, il dit : "J'ai été pris dans une espèce de machine, c'était comme une machine...- Une machine à laver." Petit silence, petite question et puis un grand rire de toute la foule.
« Même le bourgmestre ne peut qu'esquisser un sourire. Au moment le plus dramatique, un anonyme dans la foule crie "machine à laver" et tout change, toutes les cartes sont redistribuées autrement. »
Je dis ensuite, en souriant :
« Vous avez tout connu, je suppose que l'ambition maintenant, c'est l'imprévu ;
Un anonyme dans la foule crie "la machine à laver". Tout le monde rit, toute la place rit et le bourgmestre, le kidnappé, aussi, il était bien obligé. Voilà pourquoi ici, en Belgique, vous allez accepter de dire une partie des choses belles que vous venez de dire. Vous n'aurez pas à vous déplacer, nous viendrons jusqu'à vous. Cela durera un quart d'heure. »
Le soir, Jeremy me dit : « Voilà, on a vu les rushes, c'est dans la boîte, mais ne me demande plus jamais ça.
« On a rien pu préparer, on a filmé dans les locaux de la RTBF et on ne pouvait pas. On a débarqué comme des GI's. On n'a pas préparé les cadrages, pas d'essais pour le son, pas de questions préparées. On a l'air de le prendre à la gorge.
- Ecoute Jeremy, je ne sais pas pourquoi nous étions là. Personne ne voulait le faire. Ni toi, ni moi, ni Szeeman, mais ce fut fait. Personne n'a refusé. Ni toi, ni le cadreur, ni Harald, ni Robert Stéphane qui avait du travail avec Harald, ni Lino. Adresse-toi au commissaire Dorothée Luczak qui n'était même pas là. Elle tisse à distance une espèce de tissu d'impulsions qui fait que ce que personne n'imaginait vraiment, finit par devoir être fait. Tout le monde a voulu que ce soit là. Voilà, c'est d'e l'art, c'est comme ça.
- Excusez-moi, je vous quitte, j'ai du boulot.
- Bisou et youpi quand même. »
J'arrive devant la vitrine du boulevard d'Avroy où j'ai écrit « LA SOCIETE EST EN CHANTIER » en très grand et en barrant le « i » et le « r » et en ajoutant un accent et un « e » à la fin, je fais « LA SOCIETE EST ENCHANTEE. »
Dans le fond de la vitrine, en orange fluo, derrière les grosses lettres blanches de la vitre, on peut lire « participez-y. »
Le soir vers vingt heures, j'étais de nouveau dans la banlieue, en plein milieu, sur l'invitation des jeunes Arabes d'une maison des jeunes, pour parler d'un projet d'accueil.
Vingt minutes pour faire couper les GSM.
Trois quarts d'heure de débat nerveux, intelligent, et chaleureux
Lu sur un banc public à Ougrée. Une pie n'a pas arrêté de crier l'alerte
18 décembre
Hier, je peignais ma vitrine au milieu des toxs.
De la phrase écrite au latex blanc « le monde est chantier », je fais « la société est enchantée », au milieu des débuts de manque.
Sur une escabelle, il y avait ma veste ; à côté de ma veste, il y avait mon sac ; à côté de mon sac, il y avait quelqu'un qui attendait sagement son dealer. Il était plié en deux, mal partout. Je me dis : « Il va me piquer ma veste ou mon sac ou les deux ». Je lui en veux pas, il est obligé, mais ça ne va pas faire mon affaire. En même temps, j'ai pas envie de fermer les volets, de déplacer mes affaires avec mon regard courroucé et inquiet comme une vieille aux cheveux mauves qui sert son sac entre ses jambes, contres ses seins, au passage d'un groupe de petits jeunes inquiétants.
Il entre dans la cabine téléphonique. Je fais des taches vert de chrome sur mes belles chaussures brésiliennes. Je continue à peindre en le surveillant de temps en temps du coin de l'œil, surtout quand je me porte vers l'extrême droite de la vitrine, mon sac et ma veste sont posés à gauche, à côté de la cabine.
Il est plié en deux, il appelle quelqu'un.
J'essaye d'essuyer mes taches sur mon veston, sur mes chaussures. Des enfants passent en disant que c'est pas bien fait ou que c'est beau, la peinture, quand ils sont plus petits.
L'homme de la cabine est approché par des hommes fluorescents. Ils le font monter dans l'ambulance. Ils se comprennent très vite. Malgré la routine, il y a du respect et de la délicatesse. « Le dealer ne vient pas assez vite, il y a un bug dans l'approvisionnement, je suis trop court, je ne peux plus attendre, je n'ai plus suffisamment en moi pour tenter de trouver une autre source place Saint-Lambert ou tout prés de l'ancienne Grand Poste. »
L'homme est maintenant dans l'ambulance et disparaît.
Il ne reste que la cabine téléphonique. Je me dis, en roue libre : « Cette cabine, c'est comme une œuvre d'art, elle ne représente jamais la même chose. En fonction de l'intention, de la situation dans laquelle elle est mise, en fonction de qui la regarde ou l'utilise, elle est autre chose. »
Qu'est-ce que la Joconde ? Une cabine téléphonique.
Qu'est-ce que c'est qu'une cabine téléphonique quand on n'a pas de pièces et qu'il est impératif de passer son coup de fil ?
Qu'est-ce que c'est quand tout le monde a un portable?
Qu'est-ce que c'est quand, à trois heures du matin, on part en spirale dans une pulsion sexuelle avec la femme que l'on vient de rencontrer et dont on ne se doute pas un seul instant que l'on passera le restant de ses jours avec elle ? On est seul au monde, très chaud, à faire de la buée sur les vitres épaisses.
Qu'est-ce que c'est qu'une cabine téléphonique quand on doit annoncer la mort d'un enfant, la réussite d'un examen, les résultats d'examens sanguins ?
Qu'est-ce que c'est qu'une cabine téléphonique quand on ne parle pas très bien le français et qu'il faut expliquer au fonctionnaire qu'on ne saura pas venir pour son plan de recherche d'emploi, parce qu'un oncle vient d'arriver à Zaventem depuis Delhi ?
Qu'est-ce que c'est que cette même cabine, dans les mêmes circonstances, avec en plus quelqu'un qui frappe avec ses clefs sur la vitre pour marquer son impatience, son indignation ?
Qu'est-ce que c'est que cette cabine téléphonique décorée, fleurie sur une bande super 8 un soir sur ARTE, dans laquelle des jeunes new-yorkais attendent un coup de fil du très courageux Georges Maciunas ?
Lu devant le singe de Mons, il fait nuit
19 décembre
...Ca y est, il n'y a plus une seule feuille sur le caillou des arbres.
Elles sont en minerve autour de la base des troncs des habitants du boulevard, elles sont pourries, en onguent froid, là où personne ne les voit,
les oiseaux sont des guirlandes de nerfs sépia.
Des petits cônes de terre noire écornent l'absolument blanc. Ceux qui veulent survivre se signent vite fait, d'une flèche nerveuse. Les rongeurs font leur terrier. On voit clairement les griffes qui entaillent le givre de carte postale, pour aller se plaquer sous le ventre du compost de pelouse putréfiée, jusqu'à l'alcool et sa chaleur.
Tous les corps vont se planquer et nous, on court comme il se doit,
et l'on sort notre pauvre corps de sa planque
pour le faire courir
comme le squelette en papier blanc
d'un théâtre d'ombres.
Chaque fois que je referme la porte de mon terrier, je la referme sur le corps de quelqu'un qui n'a plus la force de trouver une planque.
On les retrouve chaque hiver comme des petits cônes roses et durs dans les piétonniers.
Hier, sur le quai numéro cinq, je n'ai pas osé relever le col de cette femme frigorifiée devant une pub en or avec des bougies et du satin, comme il se doit.
Sa solitude emportait tellement tout l'espace autour d'elle que j'ai eu peur en signalant ma présence de lui faire subir une souffrance supplémentaire.
Un peu comme ces crises que l'on déclenche chez les grands toxicomanes que l'on veut sevrer trop brutalement.
En pantoufles, jambes nues, crasseuse sur le quai, je la laisse pour monter dans le train et avec lui, aller à Soignies et puis de là, me rendre à Mons, et puis direction la Maison folie pour préparer la soirée de lancement de la publication de la recherche-action sur la violence et les jeunes.
Une soirée où le Ministre d'Etat sera présent.
Notre culpabilité ne nous soulage même plus.
Lu devant les enfants et mes parents, 21 heures
20 décembre
Hier, Dorothée a fait la tête à ma mère.
Ne me fais pas en Shirley Temple.
C'est qui ça, Shirley Temple ?
Tu as une brosse en cochon sauvage.
Non, c'est en sanglier.
Oui c'est ça, en sanglier.
Sinon, les brosses en synthétique, elles font de l'électricité.
J'ai des bons produits du comptoir des coiffeurs.
Tu peux tirer plus fort.
Emile : « Ninine, ne te laisse pas faire par maman. »
Ninine : « Les coiffeurs, ils me le disent chaque fois : "Vous avez de bons cheveux". »
Doro : « T'entends Emile, tu auras les bons cheveux de Ninine. »
Arnaldo était là.
« Qu'est-ce que tu fichtonnes, chevalier Arnaldo, dans ton Brésil au milieu du Brésil ? »
Faire les cheveux, ça c'est une activité populaire par excellence. On s'installe dans la cuisine avec une tasse de thé et des biscuits, et on se fait des mises en plis de rêve, au pied des magazines ouverts sur le sol autour de la chaise.
On masse le crâne, on tire sur les cheveux, on confie son apparence à la voisine, à sa belle-fille.
On se parle de sa jeunesse, des coiffures qu'on s'est déjà faites. On jubile de tout l'argent épargné.
Lu dans le petit bureau près de la photocopieuse. Toutes les portes sont fermées, 10 h 30
21 décembre
Je crois que nous allons vraiment devoir nous déplacer. Aller vers ce qui n'a pas de limite. Sortir des lignes, des cases, des stratégies. Nous n'allons plus pouvoir produire le fil de ce que nous sommes dans cette spirale de chrome. Nous n'adhérons plus. Nous nous décollons. Rien ne tient à cette vitesse. La spirale ne s'attache à rien. Cette vitesse ne nous aime pas. Nous courons pour obtenir son amour.
Nous pensons dans cette vitesse, nous dormons dans cette vitesse, nous mangeons dans cette vitesse, nous rêvons dans cette vitesse, nous produisons dans cette vitesse, nous organisons dans cette vitesse, nous agissons dans cette vitesse, nous aimons dans cette vitesse, nous haïssons dans cette vitesse, nous effaçons dans cette vitesse, nous remplaçons dans cette vitesse, nous croyons dans cette vitesse.
Et nous parlons à cette vitesse
dans le sens de « s'adresser à. »
Faisons de l'art en ne tenant compte de rien d'autre que du joueur, du questionneur, du voyageur, du déplacé.
Je sens qu'on nous mitonne une grosse expo sur la lenteur.
Bientôt, on fera une expo sur le silence, la lenteur. Imaginez tous les jours qui précèdent le Jour J, le vernissage et sa nervosité souple.
Les producteurs, les conservateurs, les attachés de cabinets, les ministères, les provinces, les communes, l'Europe, les réseaux, la diplomatie, le sponsoring privé, le marché, les critiques, le public, les managers, les galeristes, les curateurs, les commissaires, les maires, les échevins, les présidents, les associations, le musée, les secrétaires, les éclairagistes, les employés, les ouvriers, les monteurs, les intermittents, les artistes, les techniciens, les graphistes, les imprimeurs, les attachés de presse, les stagiaires, les collectionneurs, les banques, les fondations, les assurances, les avocats, les testaments, les alarmes, la sécurité, les gardiens, la concierge, les professeurs, les historiens de l'art, les cercles, les amis du musée, l'économie, les cotes, les carrières, les egos, les architectes, les amateurs, les pédagogues, les visites guidées, les catalogues, les places de parkings, les infographistes, les photographes, les buffets, le vernissage, les discours, les carnets d'adresse et puis vous, qui n'aurez pas pu y être. Trop loin, trop cher, pas invité, vous regarderez les images chez le dentiste, dans les magazines de l'année passée.
Tout ça pour accoucher de la grande exposition universelle traversée par des gens au courant, charmants, carénés comme des Bentley sur une âme humaine fuchsia.
Cette année, la tendance est au fuchsia.
Bon.
La lenteur, c'est fuchsia et voilà, à l'année prochaine.
Lu dans les immenses toilettes-bunker-piscine du Botanique, la nuit, dans le bruit
22 décembre
Hier, on a sorti les boules de la cave, le sapin de sa boîte et on a fait des bricolages de Noël.
Tout le monde s'y est mis, Doro, Emile, Adrien, Medjid et moi.
Le sapin va passer la nuit dehors, le gel va tuer tous les acariens.
« Tu m'en gonfles quatre – Ho, et moi aussi quatre ». Mélissa vient d'arriver. Emile sautille dans le printemps de la voir. A la mauvaise saison, les enfants du quartier ne se croisent plus.
« Oui, quatre pour Mélissa aussi. »
Je gonfle huit ballons rouges en forme de cœur charnu. Parfois j'en laisse échapper un de ma bouche pour lâcher des fusées à prouts.
Le ballon hystérique se cogne en spirale jusqu'au plafond et tombe dans un bruit rigolo tout mou sur le sol. « Encore papa, encore. »
Lu devant le village de Noël, les gens courent vers leur voiture.
23 décembre
Hier, en relisant quelques textes dans ce qui précède, je me suis dit : « Mais qu'est-ce qu'ils vont comprendre avec cette façon d'écrire ? »
Il y a quelques années, pour un catalogue, dans un court texte, j'avais marqué « un gens ».
Je voulais dire : « Je ne supporte pas de dire "les gens". »
D'une part, parce que dire « les gens », c'est d'une prétention sans nom. S'exclure des gens en disant « Les gens ceci, cela. »
« Ah, vous savez, les gens ... »
Comment on fait pour tolérer ça ?
Et puis par ailleurs, je préfère parler d'un gens, parce que c'est boiteux, on le reçoit un peu mal, comme une espèce d'ornithorynque avec le bec d'une personne et les palmes, les poils et la queue de toute la société.
La pression fut forte.
« On ne dit pas "un gens". »
Coup de fil.
« Vous avez fait une coquille. A un moment dans le texte, par ailleurs excellent, il y a "un gens"
Vous avez remarqué ? »
« Ben oui, c'est parce que celui qui me questionne parle des gens. Et moi, je ne sais pas ce que ça veut dire. Je préfère dire "un gens" ou "nous tous", mais pas "les gens" avec une espèce de distance qui laisserait croire que nous valons mieux. Vous comprenez ? »
Silence.
« Oui, mais c'est une faute, personne ne comprendra. »
- Ce n'est rien, j'ai confiance. »
Le lendemain, le commissaire me téléphone. Il me salue. « Ca va ? Dis, à propos, c'est vraiment important "un gens", "les gens" ?
- Ben, qu'est-ce que tu en penses ?
- Laisse tomber, les gens ne se laissent pas le temps de saisir ce genre de subtilité.
Nous on comprend, mais les gens, eux, ils vont décréter que t'es un barbare, un amateur.
Tu sais, on n'évite jamais de dire "les gens", personne, tu verras.
- Ce texte me permettait d'enrayer un peu les habitudes.
- Bon allez, à ciao, au vernissage. »
Lu sur le plateau de Herve, le vent est un apéritif, un trou normand. Les lumières de l'autoroute viennent de s'allumer, elles font un collier de perles à l'immense prairie noire.
24 décembre
Hier, on a poussé des chaises orange dans les coffres, on est rentrés par quatre ou cinq dans les bagnoles avec l'Asti bien frappé, le vin rouge, le blanc, les packs de jus d'orange. Les voitures sont sorties par les routes qui remontent les rebords de la cuvette. Elles se sont garées là où le sommet d'une bosse fait un énorme plateau, garées sur la frontière avec le vide, c'est Noël.
La route est poisseuse de gel. On est entre l'eau froide et la consistance des glaçons, trois couleurs oubliées au soleil de la fête.
Deux personnes élégantes nous accueillent très bien.
Un sapin moderne clignote dans les épices.
La nourriture est bonne, les gens sont bien,
Les cadeaux touchent, personne n'est ridicule de Noël.
La fête de fin d'année des collègues n'est pas mauvaise.
« Les amis, on foutra encore mieux le feu au drapeau des apparences la prochaine fois. »
Il n'y avait pas d'emballage à mon cadeau.
J'ai reçu une mélopée pygmée jouée sur deux pousses dans la forêt phosphorescente des chambres d'enfant.
Merci André
On a remplacé le mot « fin » par « miam ».
MIAM.
Lu dans mon salon. Adri et sa fiancée viennent de monter
25 décembre
Hier, un message d'Anna nous rassure sur la santé de Lèandro. Ce n'est pas un cancer de la peau. Ce jeune psychologue, rencontré à Lavras et qui m'a permis de rencontrer les huiles du Brésil dans le cadre d'un sponsoring qui devrait être sans précédent de la Biennale de l'Image à Liège, est allergique au bambou.
Il devra trouver un autre matériau pour ses ateliers d'objets artisanaux, réalisés dans le cadre de la réinsertion des personnes qui ont laissé tout ce qu'elles savaient faire dans le lac (voir le 14 septembre).
C'est Noël en famille, tout le monde est là sauf ceux qui sont absents : mon frère retenu par sa schizophrénie et la grand-mère de Doro, retenue par Alzheimer. S'ils n'avaient pas développé, l'un et l'autre, cet alien de plus en plus courant, ils seraient là avec nous, déçus et contents devant la crampe d'un réveillon.
Le premier serial killer du Brésil vivait dans une des parties les plus pauvres du pays. Je crois que c'est à Igalapav, je pense que ça veut dire « l'escalier ». C'est dans une région qui se situe à la frontière entre São Paulo et le Minas Gerais.
Il a quitté son Land à l'age de quatorze ans, après avoir été abusé par son père.
Sa principale forme de crime, au début de sa vie et pendant très longtemps, n'aura été que de mentir, de se travestir et d'usurper.
Il était analphabète, mais il se présentait et officiait comme médecin et comme dentiste.
Il ne savait ni lire ni écrire, mais il était très intelligent et très séducteur.
Il démarra en 1927 à Rio de Janeiro. Il y a commis quelques forfaits mineurs qui l'entraînèrent en prison pendant de très longues périodes. Un jour, il fut condamné à aller à Ilha Grande. Une prison sur une île, un Alcatraz brésilien. Un régime carcéral, mais dans la nature tropicale. Il va passer huit mois dans ce qu'il considère comme étant un paradis. Huit mois au paradis. Là, il fit ses premières visions, délires.
Il vit une femme comme Marie, mais plus brésilienne, plus africaine, Yemanjà, une sainte pour les Noirs.
Elle lui dit: « Tu es choisi pour rassembler onze pécheurs qui vont recevoir le sang vivant de Dieu en personne. »
Un peu plus tard, il va s'arranger pour faire retranscrire son récit de l'expérience visionnaire sur l'Ilha Grande par un écrivain public. Le livre qui en résulta fut présenté aux surréalistes brésiliens de l'époque. Lorsque Mário de Andrade, si je me souviens bien de son nom, découvre ce livre, il est stupéfait. Il y retrouva, condensées dans une œuvre inouïe, la plupart des veines surréalistes mondiales de l'époque. Le père Lautréamont, face à ce building dans la jungle, pâlissait un peu. Un building en inox aspergé de glaïeuls blancs et de sang de colombe par dizaines.
Le Breton brésilien aimait beaucoup ce livre et il le présenta à Rio. Le surréalisme au Brésil n'avait pas besoin de Jérôme Bosch ou d'Isidore Ducasse pour se trouver un enracinement. Les veines surréalistes vivaient au grand air, dans le candomblé, dans les croyances métisses, dans la grande capacité d'intégration de tous les vecteurs de spiritualité qu'offrent le pays, le continent des métisses. Les racines du surréalisme tropical au Brésil vivent au grand air comme les racines de palétuvier ou de ficus géant. Elles sont contemporaines de la vie. Elles ne marchent pas comme chez nous, à côté de la vilaine société, dans la culture des manifestes. Ce sont plutôt des manifestations. Des manifestations non marchandes, s'accommodant de tout petits interstices entre les réalités. Ce n'est pas notre réalité, la vraie. Celle qui nous entraîne dans les grandes concrétudes du village mondial et qui ne revendique même pas ce qu'elle dit.
Une seule civilisation, celle qui gagne ; une seule façon de penser, celle du plus grand nombre ; un seul dieu, le sien.
C'est en volant son propre livre qu'il fut arrêté à nouveau, enfin je crois que c'est comme ça.
Et puis il fut de nouveau coffré pour avoir été une autre personne. Il arrêtait les gens en rue pour leur révéler une autre identité d'eux-mêmes. Un acte fluxus d'une intensité d'autant plus grande qu'il ne se faisait pas pour l'esthétique des archives. Des diamants énormes jetés par poignées dans un gros fleuve brun.
Lorsqu'il fut arrêté cette fois-là, il ne supportait plus la prison.
Il décida ce jour-là de trouver les onze personnes qui doivent recevoir le sang vivant. Onze adolescents entre huit et dix-sept ans. Onze personnes.
Il se tatoua lui-même d'un signe de ce type-là.
DCVXXVI.
Les attaques sexuelles sur ces jeunes adolescents se terminaient par la mort pour ceux qui n'acceptaient pas le sexe.
Il y eut trois morts.
La police mit un temps fou à se rendre compte que le tueur et l'écrivain étaient la même personne.
Il fut le premier individu à finir ses jours dans un sanatorium. Normalement, les condamnations au Brésil n'excèdent pas trente-cinq ans. Mais il fut reconnu fou et par ce fait, enfermé à vie.
Tous ses livres furent détruits.
Mais il doit bien en subsister un. Et s'il n'en subsiste qu'un seul exemplaire, cela ne peut qu'être celui de Mário de Andrade. Comme à l'époque il était très dangereux de posséder cet ouvrage, l'écrivain l'a caché très précautionneusement, pour ne pas être condamné bien sûr, mais surtout, comme on peut le supposer, pour que cette œuvre subsiste.
Léandro, dans un restaurant de cuisine un peu portugaise, amazonienne, africaine et italienne, me dit qu'il a un projet avec toute cette histoire. Pendant un an, avec son professeur de psycho, ils ont cherché le livre, les archives. Il les ont trouvés dans un endroit secret sur microfilm.
Il aimerait, c'est le souhait de sa vie, faire un travail qui confronterait le point de vue de la société dans son contexte historique et puis contemporain. Comment la société accueillerait-elle ce genre de personnage avant qu'il ne passe à l'acte maintenant, par rapport à cette époque, trop peu d'amour, trop peu d'écoute et une lucidité qu'il faut épuiser ? Que serait le point de vue de la loi, toujours en confrontant les époques et puis la même chose avec les points de vue de la psychanalyse et de la psychiatrie ?
« Werner ? Werner, tu m'entends ?
- Ah, oui, oui. Qu'est-ce qu'y a ?
- Les verres sont vides, tout le monde a soif.
- Ah bon, très bien, très bien. Excusez-moi. Tu vois Doro, le fait que tu m'as rassuré sur la santé de Léandro tout à l'heure, m'a fait repenser à quelque chose qu'il m'avait racontée à Rio, dans un restaurant. » Je vais chercher le Cava frais.
Les bouchons sautent, la fête commence.
Lu pour ceux qui sont encore éveillés dans les fauteuils. Il y a des bougies
26 décembre
Hier, je suis allé acheter trois étoiles.
Une pour chaque petite oreille.
Et une autre pour le cou de cygne de la belle Doro.
Encore plus slave, encore plus à couper le souffle sous la neige qui tombe.
27 décembre
Hier, j'ai bien entendu la voix cassée de cet homme qui nous dit que les Massaïs vont vivre leur dernière génération.
Ben ça alors !
Il n'y en aura plus, des Massaïs.
En une seule décennie, en vingt ans, nous avons perdu à jamais des dizaines de civilisations, de cultures, de manières, d'hommes et de femmes, de questions et de réponses d'une subtilité d'oiseau plusieurs fois millénaire.
Des oiseaux rois, des oiseaux proies.
C'est le pilotis de la pensée et des rites, on a résisté à ce qui est tombé sur nous en Asie depuis des lustres, on dit « depuis la nuit des temps ».
Les vents, les raz-de-marée, les secousses, les failles, les effondrements, les sécheresses, les sauterelles, les maladies, les perversions, les prédateurs, les glaces, tout ça ensemble, en une seule fois, n'a pas réussi à ébrécher la vente d'une bouteille de Coca.
La bouteille, elle peut effacer irrémédiablement tout ce qui ne rentre pas dans la bouteille.
Quand on ne voit plus rien.
Quand on n'en peut vraiment plus.
Allons demander aux épaves.
Faisons comme les archéologues, fouillons les épaves, questionnons l'ami qui ne se lave pas tous les jours. Demandons-lui à partir de quand il a perdu le fil de flottaison.
Je suis sûr qu'en nous asseyant par terre nous allons trouver un trésor, des éclaircissements sur ce qui s'est passé, sur ce qui se passe.
Prenons notre retard.
Prenons, reprenons les gens fous de s'être interrompus
Très au sérieux.
Demandons-leur ce qu'ils ont voulu quitter.
Lu devant les trois énormes pubs face à la sortie de l'autoroute, la lumière y est forte la nuit
28 décembre
Hier, je pensais à Emilio, Emili, mon ami à Valencia. Il s'est marié avec Fabiana, Fabi, une Brésilienne douce comme les incroyables desserts du restaurant Xapuri à Belorizonte.
Le premier des paras comment d'art.
Emilio, on va faire des mascletas, ces feux d'artifice en plein jour qui ne jouent que sur la puissance de la poudre et le rythme des détonations.
Pendant quinze minutes, toute une ville s'agglutine autour des artificiers pour sentir le souffle des énormes pétards vous coller les cheveux et les vêtements contre le corps.
Emilio, on va organiser des mascletas contre les grandes tours en verre teinté comme les lunettes d'Yves Montand dans le film de Costa Gavras.
Une mascleta dans les vallées étroites des tours, pour éprouver la souplesse de leurs vitres fumées.
Lu tout bas pendant une réunion, 9 h 30
29 décembre
Hier, les huit degrés au-dessus de zéro ont remis le paysage là où il était quelques jours auparavant. Les guirlandes lumineuses pendent sur un décor gonflé d'eau.
Plus rien ne grésille dans les cristaux du givre.
Les papiers découpés en forme de cristaux de neige pendent devant le feu follet des écrans qui communient. Une minute de silence avant la fête.
Lu dans le fauteuil dans l'angle de la fenêtre (un café le matin)
30 décembre
L'intimité des cadeaux, des bonnes résolutions
Lu sur la pelouse blette, entre eau et gel, 23 heures
31 décembre
Hier, dans la nuit, les enfants sont montés sur le sommet de la colline avec tout ce qui éclaire.
Ils sont montés en zigzag et en file indienne pour éviter la pente raide et friable du terril.
Avec des torches, des lampes-tempête, des téléphones lumineux, ils se sont assis au sommet pour contempler à 360° les éclaboussures du chaudron.
Lu par la fenêtre du grenier
1er janvier
« On vient vers quelle heure ? - Quand vous voulez. »
On sonne à la porte.
Les enfants, chauffés à blanc, poussent des petits cris de bouilloire.
Encore des paquets à rubans sous le sapin.
On dépose les manteaux frais dans le corridor.
De la musique, du vin pétillant, des canapés.
Il faut aller conduire Adri chez cette fille qui l'appelle « mon prince ».
Bonne année, bonne boure, joyeux réveillon, mon Adri.
Il part ému
Doro revient deux minutes avant minuit, juste le temps de se rappeler que l'on avait acheté du gui. On s'embrasse avec la langue.
On a mis la radio pour être sûr que tout le monde est là
Les Champs Elysées, Saint-Pierre de Rome, Broadway, Kuala Lumpur.
Medjid téléphone, minuit trois,
« Bonne année, papa.
- Bonne année, mon chéri.
Y'a de la neige dans les Pyrénées ?
- Non, nous allons devoir monter en altitude. »
Je passe le téléphone à ma mère,
à mon père
et c'est Emile qui fait la liste de tout ce que l'on a fait.
« C'est une belle fête, on a des fusées et des cadeaux pour toi, y'a des feux d'artifice. »
Un feu d'artifice de petites gens qui ont épargné pour dire : « La belle rouge, la belle bleue, oh, la belle pluie d'étoile. »
Tout un petit peuple veut son feu d'artifice.
Dans les cours, dans les jardinets, sur les balcons, les papas un peu éméchés allument la mèche. Il en a pour une fortune.
Les regards suivent bien au-dessus des éclaboussures du chaudron les piiitch, les pââtch et krkrrrssssss paf.
Quand c'est fini, l'écho des escarbilles multicolores reste dans l'œil encore un moment, devant le panache de fumées blanchâtres qui déroulent vers la nuit dans le vent.
Quand tout le monde a fini, Marcel fait sauter ses deux petites fusées, une rouge et une verte. On entend « Merci papi. » C'est Mélissa, le printemps d'Emile. Ils ont attendu que la démonstration soit terminée pour avoir leur propre feu d'artifice dans un ciel neuf.
Voilà 365 fois hier
Aujourd'hui miam.
Tu sais, je crois qu'on est victime du syndrome de l'os de sèche
On a le cul dehors
et la tête dans la cage
bouffée par un canari.
MIAM MIAM L'AMOUR
Lu dans le salon devant le chat immobile et puis un peu à tout le monde, un peu partout